De la Gaspésie à l’Estrie, en passant par la Côte-Nord et la Mauricie, les tenanciers voudraient bien offrir des cocktails à saveur régionale. Le problème, c’est que les spiritueux doivent obligatoirement transiter par la SAQ à Montréal, où les bouteilles sont timbrées et entreposées avant d’être redistribuées dans les SAQ de la province. Les détenteurs de permis de restaurants et de bars peuvent ensuite en commander via leur succursale… s’il en reste! Il leur est donc difficile de mettre ces produits sur leur carte.
Compliqué, n’est-ce pas? Le résultat : une succession d’occasions manquées.
Occasion manquée #1 : pas de cocktails à la microdistillerie
« On a une très belle salle et une distillerie qu’on a construites pour qu’elles soient visitées. Le hic, c’est qu’il est interdit d’y faire de réelles dégustations », indique Vincent Van Horn, de la distillerie La Chaufferie, à Granby. Jusqu’à récemment, le gouvernement autorisait uniquement la dégustation d’un quart d’once de spiritueux, servi pur. On interdisait d’offrir des cocktails.
« On a maintenant le droit de proposer des minicocktails, toujours avec un quart d’once maximum. On ne parle pas d’une expérience optimale, comme dans une microbrasserie où les gens peuvent s’asseoir et siroter une pinte ».
Occasion manquée #2 : des verres à gros prix
Pour pouvoir offrir une expérience touristique et développer la culture des spiritueux, la distillerie La Chaufferie a ouvert un bar adjacent à ses installations. « On doit néanmoins acheter nos bouteilles, via la SAQ, à gros prix comme tout autre établissement. Aussi, le prix de nos cocktails est plus élevé qu’on le voudrait. Un bar achète normalement un alcool de base pour faire ses cocktails, mais nos spiritueux sont haut de gamme. On doit parfois charger 13 $ du verre. À Montréal, ça passe. Mais dans notre région, on perd beaucoup de clients locaux. C’est difficile d’être compétitif. »
Occasion manquée #3 : 2000 kilomètres, ça use…
Mathieu Fleury, de la distillerie La Société secrète, pourrait se réjouir de l’engouement des restaurants et bars gaspésiens pour ses produits. « Les touristes veulent déguster des spiritueux de la place et les propriétaires de bars aimeraient leur en offrir, mais ce n’est pas aussi simple », déplore le distillateur.
Contrairement aux viticulteurs et microbrasseurs, il n’a pas le droit de livrer directement ses bouteilles aux établissements. « Je dois d’abord expédier mes bouteilles à Montréal ; elles auront parcouru 2000 km avant de revenir à 8 km de la distillerie. C’est un non-sens environnemental et ça crée des délais indus. » Les microbrasseries et les vignobles peuvent timbrer et livrer eux-mêmes leurs bouteilles. « Pourquoi nous traiter différemment? » se demande le distillateur gaspésien.
Occasion manquée #4 : rupture de stock
En raison de leur détour par Montréal, les bouteilles commandées en région peuvent mettre quelques semaines avant d’aboutir dans le verre des clients des bars et restaurants. « Les produits saisonniers qu’on fait l’été, à base de petits fruits locaux, ne sont pas de retour en Gaspésie à temps pour la saison touristique. Alors on les vend uniquement à la distillerie », regrette Mathieu Fleury.
Même les spiritueux produits de façon plus régulière sont parfois en rupture de stock. C’est arrivé au bar de La Chaufferie. « On a des palettes pleines au sous-sol, à la distillerie. Il suffirait de monter l’escalier pour approvisionner notre bar, mais il faut passer par la SAQ et patienter », déplore Vincent Van Horn.
Occasion manquée #5 : moins de visibilité
Les spiritueux produits en petits lots ne sont pas distribués par la SAQ et ne sont offerts qu’à la distillerie.
« Si on pouvait les distribuer nous-mêmes dans les bars et restaurants intéressés de la région, on s’assurerait de l’approvisionnement local et d’une belle vitrine pour nos produits d’exception ».
« Pour des raisons qui ne tiennent plus, on est exclus de l’expérience agrotouristique, dit Mathieu Fleury. Les touristes qui viennent à Percé veulent manger du poisson et des fruits de mer, boire la bière de Pit Caribou et… des spiritueux de La Société secrète. Pourquoi nos produits ne seraient-ils pas offerts dans les restaurants au même titre qu’une bière locale? »
« Si les touristes goûtaient nos spiritueux au restaurant, ils auraient un avant-goût de nos produits et passeraient ensuite chez nous acheter une bouteille », avance Mario Noël.
Résultat : des revenus en moins
Parce qu’ils ne peuvent proposer des produits rares aux bars et restaurants, parce que l’approvisionnement est aléatoire, parce qu’il y a à l’occasion des ruptures de stock, parce que les revenus sont ainsi réduits, les distillateurs mettent sur la glace divers projets.
« On fait nos produits du grain à la bouteille, à partir des récoltes québécoises. Si on avait plus de revenus, on pourrait grossir et ça aurait un impact positif sur les revenus des agriculteurs de la région. On achèterait plus de céréales, plus de fruits. »
Plusieurs petits distillateurs souhaiteraient timbrer et livrer eux-mêmes leurs bouteilles et proposer des alcools d’exception qui pourraient devenir emblématiques de leur région. « Si on livrait directement, ça garantirait les disponibilités dans les restaurants de chez nous et ça faciliterait assurément la tâche pour tout le monde », dit Mario Noël.
Quand les distillateurs pourront vendre directement leurs spiritueux aux bars et restaurants, l’expérience agrotouristique et de tourisme gourmand en sera plus complète (et agréable!), les microdistilleries auront une visibilité qui assurera leur croissance et leur développement, l’impact environnemental du transport des spiritueux sera diminué et les régions pourront promouvoir les saveurs de leur terroir, spiritueux compris.